une impala de collection trace sa route dans les rues de gold coast. au volant, déa apprécie, les cheveux au vent, les vieilles cassettes de rock de son grand-père et les bosses sur l'asphalte. elle a cet air qui lui trotte dans la tête depuis des jours. my, oh my, that country boy can play. son grand-père a chanté pour elle, grattant quelques notes de guitare, celles dont il se souvient encore. déa, elle ne s'est pas défaite de cet air et aujourd'hui, elle veut entendre chuck berry la lui chanter. mais pas sur youtube, ça casse tout. l'impala se gare devant une petite boutique du centre de surfers paradise. la rousse descend et elle rentre. elle sifflote même si elle ne sait pas siffler. les vieilles enceintes passent une musique à la mode et elle va dans le rayon du siècle précédent. c'est bizarre de se dire ça, "le siècle précédent". elle passe rapidement en revue les cds, vainement. elle s'impatiente déa, elle trépigne, elle pourrait exploser. ou imploser. ses bottes de ranger couinent sur le lino de la boutique tandis qu'elle continue de chercher. « pitié marraine la bonne fée, aide moi à trouver » qu'elle se murmure à elle-même en retournant un énième vinyle.

un doux air de rock flottait dans la boutique, et j'attendais impatiemment les clients derrière le comptoir, ennuyé. l'avantage de travailler dans ce genre d'endroit était de vivre constamment avec de la musique dans les oreilles, et de s'imaginer des histoires sur chacune d'entre elle. à cet instant même, je me voyais libre, dans une vieille voiture, parcourant une route infinie, à la recherche d'un bonheur incertain. puis la vue d'une chevelure rousse flamboyante me sortit de mes pensées, comme une étincelle, elle semblait être perdue dans les rayons. "bonjour, je peux vous aider?"

le pied tapote contre le sol. la musique que crachottent les enceintes commence à trotter dans sa tête. elle fredonne deux titres en même temps. elle ne l'entend même pas arriver. « ah! » elle sursaute. demi-tour et la voix dans son dos trouve un propriétaire. un sourire fend son visage alors qu'elle détaille son sauveur. « c'est vous ma marraine la bonne fée ? » fit-elle en riant avant de montrer d'un geste de la main la myriade de vinyles qu'elle a déjà examinés. « en fait je cherche désespérément chuck berry. si vous pouvez m'aider, je vous en serai éternellement reconnaissante » insiste-t-elle. déa elle aime le mélodrame, alors elle en rajoute toujours un peu.

son épaisse chevelure sauvage sursaute en m'entendant arriver. elle a un visage doux, enfantin, un de ceux que l'on pourrait regarder éternellement sans s'en lasser. ses paroles me font rire, et je souris à mon tour. "bien sûr. venez, c'est par ici." et je l'emmène dans un rayon un peu trop laissé de côté à mon goût, celui du rock'n'roll des années cinquante, la vraie musique, celle des débuts, celle qui vous fait plonger dans une merveilleuse époque. "vous aimez la musique de ce genre?"

il est beau. le regard se promène sur la barbe de trois jours, celle qui ne cessera jamais de faire son petit effet. et puis le regard plonge, un peu honteux. ça n'a duré qu'une mili seconde, celle de trop. voilà que déa se sent impolie. il n'a pourtant très certainement rien remarqué, lui qui lui sourit. la démarche traînante, elle le suit, traverse les rayons. elle reconnaît les noms sur les étagères, un peu. quelques artistes dont elle a entendu parler. quelques artistes dont on lui a conté les vies, vanté les mérites. elle aperçoit la lettre "c", juste derrière lui. « je l'adore. mais je ne suis pas encore une experte. pour tout te... vous dire, mon grand-père s'évertue à faire mon éducation musicale depuis des années. je crois pas qu'il y ait de meilleur professeur » la main réarrange les mèches rebelles, langues de feu et elle sourit, encore. « sinon j'avais aussi en tête johnny cash, bobby day... ? » elle a vu son visage s'éclairer un peu en entrant dans ce rayon désert. peut-être que lui aussi serait un bon professeur. qui sait ?

elle me suit à travers les rayons, elle semble intéressée, et rien ne pouvait me faire plus plaisir en cette longue et ennuyante journée. j'entends qu'elle hésite à me tutoyer, ce qui me fait doucement rire. après tout, elle doit avoir le même âge que moi. et j'avoue que sa beauté me déstabilise un peu, quand je me retourne, lui tendant un exemplaire de ce qu'elle désirait. « johnny cash? y'a pas mieux. je pourrais vous conseiller buddy holly aussi, ou jerry lee lewis. » je souris en repensant à ses longues journées passées chez oncle john, à écouter du rock'n'roll sur son vieux tourne-disques. « vous savez, c'est une période musicale très intéressante. ils étaient tous talentueux, parce qu'ils ne savaient faire que ça, et qu'ils s'en fichaient du monde autour, de la notoriété, du fric. tout ce qui comptait, c'était faire de la musique, rendre les gens heureux. » et je laissais sortir un petit soufflement de nostalgie, comme si j'avais moi-même vécu à cette époque. elle allait me prendre pour un fou.

le disque lui tombe dans les mains et elle murmure un remerciement à peine audible tandis qu'elle jette un oeil à la liste des chansons. elle est ravie. c'est ce genre d'exemplaire qu'elle passe son temps à rechercher. le genre que papy n'a pas gardé parce que "tu comprends, quand on bouge autant que moi, on peut pas tout prendre avec soi". elle lève la tête. attentive à ce que lui raconte son vendeur, sa bonne fée, elle sort de sa poche un petit carnet et un stylo et entreprend de noter les références de tout ce qu'il lui conseille. une intuition qu'elle va aimer. elle voit ses yeux briller quand il évoque avec nostalgie un passé qu'il aurait pu vivre, dans un autre temps. elle laisse son visage se fendre d'un énième sourire et elle soupire, elle aussi. comme lui, elle aurait aimé vivre. elle se nourrit d'une anecdote, d'un récit, d'une histoire et là, dans ce rayon vide, elle se nourrit de lui. il doit la prendre pour une folle. « moi aussi j'aurais aimé prendre la route et chanter, rouler et rencontrer des gens et danser, juste comme ça. voyager loin, Goldcoast c'est vite répétitif. jerry lee lewis tu disais ? c'est noté. » elle secoue la tête en notant le dernier mot. peut-être qu'elle en a trop dit, peut-être qu'elle n'en a pas dit assez.

comme absorbée par mes paroles, la belle sort un bloc notes et se met à griffonner chaque mot sortant de ma bouche. et l'espace d'un instant, nous sommes ailleurs, la tête dans les nuages, empreints par une aura de nostalgie. elle aussi, aurait aimé vivre à cette époque, celle qui faisait rêver liberté, mais elle est loin, maintenant. "oh, moi je suis ici depuis peu, donc pour l'instant, je ne suis pas encore lassé. vous.. tu viens d'ici?" mon côté fouine avait repris le dessus.

La main se porte encore une fois dans la chevelure rousse. Serait-elle gênée ? « je... ouais je viens d'ici. goldcaost un jour, goldcoast toujours comme dirait l'autre. en fait, j'suis jamais... j'suis jamais sortie de l'australie. j'en rêve. ça s'est jamais présenté. pourtant avec la famille que j'ai... » les yeux se rivent sur le disque qu'elle a entre les mains et elle le caresse doucement. elle tient dans ses mains un trésor, elle en est persuadée. elle a hâte de pavaner avec devant son papy et d'entendre de nouvelles histoires. il aura certainement quelque chose à raconter sur cet album: une rave, un tour du monde, une bande d'amis, une journée à la plage... « peut-être que j'lis trop. tu crois que c'est possible ? j'veux dire, j'connais rien à part l'australie. tout ce que je sais c'est c'que j'lis dans les livres et c'que j'vois à la télé... d'où est-ce que tu viens toi ? » déa, elle dit pas ce genre de choses d'habitude. déa elle est réservée même si on s'en doute pas toujours. chuck berry créé des liens. confiance. elle relève son visage et fait de nouveau face à son vendeur. « déa » qu'elle se permet de rajouter, pour la forme.

je la vois jouer avec sa chevelure flamboyante, signe de gêne chez une fille, je le savais. d'un air songeur, elle me parle de ses envies d'ailleurs, de franchir les limites de cette ville pour aller voyager aux quatre coins de la terre. elle me fait penser à moi, avant que je ne parte de mon Amérique natale. « on ne lit jamais trop. les mots sont là pour être lus, ce sont des machines à rêve. » j'ai toujours eu un faible pour les gens qui avaient les rêves plus gros que le monde. et elle en faisait partie, elle avait dans son regard une envie de dévorer la vie. en lui disant d'où je venais, j'avais peur de lui faire de la peine. je baissais les yeux timidement, gêné à mon tour. « oh, moi... je suis né à new-york et j'y ai vécu toute ma vie, jusqu'à aujourd'hui. j'adore cette ville, et j'avais envie de bouger, moi aussi. changer radicalement d'horizon. » je marquais une pause. « et moi c'est noah, enchanté. »

passion. déa à la passion du voyage, pourtant elle n'a jamais voyagé. peut-être que c'est l'invitation qui la fait rêver. baudelaire serait fier. elle sourit. des machines à rêves. elle n'aurait pas mieux dit. elle hoche la tête en accord et manque de se perdre dans les yeux bleus de son interlocuteur. eux aussi sont une invitation au voyage. « NEW-YORK ?! » le regard s'illumine. l'esprit cogite. elle a envie de lui relever la tête, d'enlever son petit air gêné qu'il a du mal à porter. « le berceau de la beat generation, kerouac, ginsberg, burroughs ! oh mon dieu, qu'est-ce que j'aimerais visiter columbia, marcher dans les mêmes couloirs qu'eux » déa vit par procuration. déa vit dans les livres. elle vit avec les auteurs, les personnages, les inspirations. « faut croire que j'ai pas encore ton courage... noah » elle sourit faiblement. « bon... trouvons aussi un peu de bob dylan et de jim morrison, tu me donne envie de me replonger dans cette époque » elle sautillerait presque d'excitation.

et dans ses yeux, je voyais le rêve. l'imaginaire et le désir d'évasion. l'illumination, cette étincelle qui brillait lorsque je lui parlais de new-york, mon new-york, mon berceau. et apparemment, nous avions les mêmes références, puisqu'elle me parla de la beat generation, de kerouac et autres ginsberg. cette génération d'aventuriers en quête de liberté qui me fascine tant. je souriais en pensant à tout ce que j'avais lu sur le sujet. à sa demande, je lui montrais les morrison, les dylan. « tu sais quoi? j'ai un gros bouquin chez moi, qui parle de cette époque et de ces artistes, je l'ai acheté l'an dernier dans une vieille librairie new-yorkaise. je peux te le prêter, si tu veux! il est passionnant.»

elle a peur d'être trop effusive déa. ça lui arrive parfois. quand elle se laisse entrainer à parler de ce qui la passionne. quand elle s'emballe. elle a peur de faire fuir les gens, un peu. mais noah est différent, visiblement. noah, il a l'air de savoir de quoi elle parle. il ne flanche pas quand elle lui parle des beatniks, ces artistes que tout le monde connait de nom sans savoir vraiment qui ils sont. elle décèlerait presque une étincelle de reconnaissance dans les yeux azuréens du vendeur. ça la fait sourire. elle reçoit doucement les vinyles qu'il lui tend. « c'est vrai ? tu me le prêterais ? oh, ça me ferait extrêmement plaisir... non, je peux pas accepter... si ? » dilemme. politesse, excitation, curiosité. déa a du mal à contrôler ses émotions. elle a toujours eu du mal. elle essaye pourtant. encore une fois, elle se sent gênée. le pauvre noah n'a rien demandé et voilà qu'elle l'entraîne dans sa folie. mais en même temps... « j'veux dire, j'me sens mal, j'ai presque l'impression de te racketter... tu sais même pas qui j'suis. » virage à 180°. déa elle est comme ça, un peu bipolaire parfois. pas méchamment pourtant. c'est qu'elle aime pas s'imposer déa.

bien sûr. avec plaisir, tu sais c'est pas souvent que je vois quelqu'un de notre âge s'intéresser à ce sujet alors... alors quoi? je me sentais moins seul, c'est ça, oui. comme si j'avais trouvé une jumelle, à l'heure où tous les jeunes n'écoutent que de la musique pré-fabriquée. elle a du mal à accepter, alors j'insiste, rien que pour la voir sourire. elle a pas tord, c'est vrai que j'sais pas qui elle est, et pourtant, j'ai pas l'impression qu'on est si étrangers. c'est pas grave, j'veux dire, je peux avoir confiance en toi, non? et hop, le petit clin d'oeil, histoire de mettre en confiance.

parce que noah, elle ne le connait pas. parce que noah, elle l'aime bien, comme ça, à première vue. parce que noah il aime la vieille musique - la bonne musique - et qu'il ne se prend pas la tête. parce que noah il la fait rêver, un peu, avec ses histoires d'amérique. déa sourit, déa opine. « je serais ravie de lire cette merveille alors » qu'elle dit, des étoiles dans les yeux. chargée de disques, elle aimerait bien lui serrer la main. impossible. elle le regarde attentivement. ça fait du bien de ne pas avoir à passer des heures à expliquer ce qu'elle aime. ça fait du bien de rencontrer quelqu'un qui comprend. quelqu'un qui n'est pas son grand-père. « confiance ? bien sûr. surtout que je risque pas de m'envoler, ta boutique vient de passer dans le top cinq des endroits où j'aime trainer » elle rit et elle rougit. un clin d'oeil. elle hésite. « en revanche, j'ai une dette envers toi maintenant. j'peux t'inviter à prendre un verre ? ou un thé ? ou créer un club de lecture ? » déa, humoriste.

et c'est avec des étoiles plein les yeux qu'elle accepte : j'ai l'impression d'avoir fait ma bonne action du jour, ou même, d'avoir rendu quelqu'un heureux, pour si peu. oh, c'est sympa. y'a pas énormément de gens intéressants qui passent par ici, de mon humble avis... je lui souris tout en réfléchissant à l'endroit où j'avais bien pu poser le bouquin à l'appartement. certainement dans ce carton rempli de vieux livres et disques. hésitante, et toujours avec cette once d'humour, elle me propose d'aller boire un verre. avec plaisir ! quand ? je finis dans une heure, si tu veux, je passe chercher le bouquin chez moi, et on se rejoint quelque part?

« oh, je fais partie des gens intéressants ? » qu'elle relève avec un sourire. noah sait-il parler aux femmes ? aucune idée. en tous cas, ils sait parler à déa. la rousse l'observe quand il réfléchit: les lèvres pincées, le regard dans le vague, le pied qui frétille. déa est nerveuse. les doigts tapotent contre les pochettes des disques qu'elle tient fermement dans ses bras. déa n'hésite pas à trimballer en bagnole de parfaits inconnus, à jouer les taxis dans la plus totale illégalité, mais déa est nerveuse quand elle invite quelqu'un à boire un verre. ce sont les scénarios qui se bousculent dans sa tête, les livres qu'elle a eu, les mots qu'elle a retenus. c'est tout ça et puis tout le reste qui la fait flipper. « dans une heure ? là aujourd'hui ? » déa regarde sa montre et réfléchit un quart de seconde. « parfait ! tu connais le Rockabilly ? un petit bar paumé dans une ruelle de surfer's paradise ? c'pas trop cher et en plus ils y passent de la bonne musique. on pourrait se retrouver là bas ? »

de ce que j'ai vu pour l'instant, c'est probable oui ! et on se retrouve tous les deux à sourire et à rougir bêtement, quelle drôle de scène ! je vois des clients arriver et commencer à faire la queue pour payer, je leur fais signe que j'arrive, cherchant mon collègue des yeux, disparu je ne sais-où. le rockabilly? de nom, mais je n'y suis jamais allé, tu vas me faire découvrir quelque chose ! je lui lance un clin d'oeil pour lui dire que j'étais d'accord, et je me dirige vers la caisse où des clients m'attendent, trop impatients.

« je suis flattée » qu'elle affirme, faussement maniérée. et les deux imbéciles de se regarder dans le blanc de l'oeil, rouges comme des écrivisses sans aucune raison. la tête se tourne, suivant le mouvement de Noah. les dents pincent la lèvre. déa a profité trop longtemps de la présence du jeune homme, elle doit le rendre à présent. elle sourit et lui fait un petit signe de tête pour lui dire qu'il ferait peut-être mieux d'y aller. et elle serre une fois de plus les vinyles contre son torse. « ravie de pouvoir te faire découvrir de nouveaux horizons » et il part. et elle reste là, au milieu des années 50. et elle se sent bête. parce qu'il va bien falloir qu'elle les paye ces disques. et elle aussi, elle se perd dans la queue, elle aussi elle attend, impatiemment. et ce faisant, elle réfléchit à ce qu'elle va boire ce soir, en chantonnant johnny b goode.

alors elle se faufile elle aussi dans la queue, chantonnant, heureuse. à côté d'elle, les autres clients semblent moroses et déprimés. elle paye ses vinyles, comme des trésors qu'elle tient entre ses bras, puis elle sort, je lui fais un petit signe de la main, à tout à l'heure ! et le temps passa lentement, si lentement, jusqu'au moment où l'on devait se retrouver. je devais fermer la boutique avant tout, et enfin, j'allais en direction du Rockabilly. encore un nouvel endroit à découvrir !

les vinyles trônent sur le siège passager quand elle conduit l'impala jusqu'au garage de son grand-père. elle va un peu trop vite, peut-être. inconsciemment, elle aimerait que le temps se presse, peut-être. le temps ne semble pas de cet avis. dans sa chambre au dessus du gara automobile, déa se prépare au son de la voix d'un chuck berry enjuoé. comme elle. le grand-père est de sortie, les disques attendront. le moteur de l'impala vrombit encore quand elle s'aventure, toujours un peu trop vite, dans les rues de surfer's paradise, jusqu'à cette petite allée où elle ne peut pas se garer. elle s'arrête un peu avant et elle marche. elle a troqué son jean contre une robe qui s'envole au moindre coup de vent. un vieil air de jazz résonne dans la ruelle où elle distingue de loin les lumières du rockabilly. devant, elle fume une clope. une roulée parce qu'elle est à sec et que c'est tout ce que le gérant a pu lui donner. le bar se remplit peu à peu et elle attend noah, espérant qu'il va trouver son chemin.