Le paternel beugle quelque chose d'incompréhensible, baragouine une insulte ou deux, et déjà il lève le poing. Elle a juste le temps de se caler entre lui et Hermès. Le coup tombe, rude, avec assez de puissance pour faire apparaître des points noirs dans son champ de vision. Elias se détourne déjà pour s'affaler dans son fauteuil, son éternel verre de bourbon à la main, et la douleur fait comme une brûlure au fer blanc dans son visage. Elle aura un bleu ; peut-être même un œil au beurre noir, qui sait, mais elle mettra ça sur le compte de sa maladresse légendaire. Tout le monde sait ça, dans le quartier, y se passe pas une journée sans qu'elle se casse la gueule en plein milieu du trottoir, sans qu'elle renverse quelque chose ou qu'elle se prenne un coup ou deux. Elle dira qu'elle s'est pris une porte de placard dans la figure et personne posera de questions. C'est aussi bien. Elle a peut-être que douze ans, Gaia, mais avec une mère au abonnés absents et un père qui distribue plus de claques que de mots gentils, faut bien que quelqu'un s'occupe d'Hermès, son petit frère. Du moment que l'autre gros lard le touche pas, tout ira bien. T'inquiète pas. ça va aller. ça te dit, on va faire un tour dehors ? Hermès la regarde avec ses grands yeux bleus plein d'espoir et d'un truc, on dirait de la vénération. Elle se contente de lui ébouriffer les cheveux, de l'emballer dans son manteau et d'attraper sa main. C'est pas le moment d'abandonner ou de se laisser tomber, pas vrai ?
Le lendemain, elle a la pommette qui a viré au violet presque noir et tout le monde au collège la regarde de travers, mais elle a le sourire aux lèvres comme à chaque fois que son frangin lui dit je t'aime, et c'est bien assez.

C'est vendredi soir. Y'en a pas mal pour qui ça rime avec fiesta et biture de la mort. C'est pas le bon soir pour elle, par contre, parce qu'elle a trois projets à finir et que si elle était pas la reine de la procrastination, elle les aurait déjà rendus à ses profs. Alors elle reste chez elle jusqu'à vingt-trois heures, où elle donne son dernier coup de pinceau et fixe son aquarelle de ses grands yeux trop verts. après un moment, elle finit par attraper son portable et, automatique, c'est Lenny à qui elle envoie un texto en premier. t'es occupé là tout de suite ? question banale, mais elle redoute autant qu'elle espère une réponse, et quand les secondes se transforment en minutes et que son portable a toujours pas vibré, elle abandonne la partie. Si ça se trouve, il dort. Ou alors son portable est quelque part dans une autre pièce. Ou alors il est avec Leho fucking Cosmo et la blondasse qui lui sert de copine passe à la trappe.
Parfois, Gaia déteste sa conscience du fond du coeur. Elle ferme les yeux, lâche un soupir et migre vers son canapé sur lequel elle s'échoue comme un cachalot. Elle a plus qu'à avaler tout un pot de Ben & Jerry's Peanut Butter Cup en regardant Frozen pour la douzième fois. Elle est fatiguée de ces putains de silences qui s'éternisent et de cette sensation qu'elle a d'être doucement mais sûrement exclue de la vie de son petit ami, vous savez, le mec dont elle est amoureuse depuis quelques temps déjà. Ce soir, comme tous les autres soirs remarque, y'a que ses aquarelles et son chat pour la regarder chialer comme une gamine de six ans terrorisée par son père, et c'est peut-être pas plus mal que ça.